IX
LA MARQUE DE SATAN

Lady Catherine Somervell se laissa conduire vers quelques fauteuils en rotin et une table que l’on avait installés à l’ombre de l’un des grands chênes de Roxby. Elle se félicitait d’avoir apporté une paire de souliers pour remplacer ses bottes d’équitation. Elle s’assit, remit en place son chapeau à large bord pour se protéger du soleil tandis que Nancy, la sœur de Bolitho, ordonnait à une domestique de servir le thé.

C’était une belle journée d’été, l’air était empli de chants d’oiseaux et du bourdonnement des insectes, on entendait les hommes occupés à faire les foins dans les prairies voisines.

Nancy lui dit :

— Je suis bien contente pour Lewis, naturellement. Il est tellement adorable, et il ne me dit jamais rien de méchant.

Elle se mit à rire :

— En tout cas, pas lorsque je suis là. Mais c’est vrai, pouvez-vous imaginer ce que je ressens lorsque l’on me fait la révérence en m’appelant milady ?

Elle s’approcha impulsivement.

— Pour vous, c’est différent, Catherine. Mais moi, je ne m’y ferai jamais.

Elle se tourna vers la terrasse dallée où Roxby examinait des plans avec deux visiteurs.

— Lewis adore, comme vous voyez. En ce moment, il discute de la folie qu’il a l’intention de construire, étonnant, non ?

Catherine la laissait parler tandis que l’on disposait la table. L’été en Cornouailles. Comme ce serait délicieux, si seulement il était là. Cela faisait si longtemps qu’il était parti, et toujours aucune nouvelle. Elle avait lu dans le journal que des navires courriers avaient été attaqués et dépouillés. Peut-être leurs lettres s’étaient-elles perdues ?

Levant les yeux, elle vit Nancy qui l’observait.

— Qu’y a-t-il, ma chère ?

Nancy lui fit un sourire.

— Je me fais du souci pour vous. Et il me manque aussi… c’est mon frère, après tout.

Elle s’assit plus confortablement en étalant ses jupes.

— Y aurait-il autre chose qui vous inquiète ?

Catherine haussa les épaules. La sœur de Richard avait dû être jolie. Jolie et blonde, comme leur mère.

— Richard m’a parlé de sa fille. C’est bientôt son anniversaire.

— Vous ne pouvez rien y faire, Catherine. Belinda ne l’autoriserait jamais à recevoir un cadeau ni quoi que ce soit.

— Je sais. De toute façon, je n’ai aucune envie de la voir. Lorsque je pense à ce qu’elle a essayé de faire, à ce qu’elle a tenté d’infliger à Richard, je sais ce que haïr veut dire.

Elle prit la tasse qu’on lui tendait et but une gorgée. Elle sentait la chaleur du soleil sur son épaule. Elle espérait que son état de fatigue ne se lisait pas trop dans ses yeux : elle dormait mal, parfois pas du tout.

Elle pensait à Richard ou rêvait de lui toutes les nuits, elle l’imaginait qui entrait dans sa chambre et qui l’effleurait, ce qui la réveillait. Et pourtant, chaque jour qui passait augmentait la distance entre eux, comme si l’océan avait englouti le vaisseau et ceux qui se trouvaient à son bord.

Il était près d’elle, même si la mer les séparait, si bien qu’elle n’avait guère envie de faire des visites, ni même de parler du brick charbonnier et des affaires quotidiennes de la propriété avec Bryan Ferguson. Non qu’il eût besoin de son aide.

Elle songeait à tous ces autres visages, les visages de ceux qu’elle connaissait et qu’elle aimait. Valentine Keen, dont elle avait entendu parler pour la dernière fois au Cap ; Adam, qui avait relâché brièvement pour lui rendre visite avant d’aller rejoindre son oncle, Allday et Tyacke, Avery et le gros Yovell. Au moins, il était bien entouré.

Elle entendit la voix puissante de Roxby qui disait au revoir à ses visiteurs. Elle le vit traverser la pelouse, les mains dans les poches. Il aimait monter à cheval, il aimait la chasse, mais son goût de la bonne chère prenait son tribut. Elle espérait que Nancy l’avait remarqué et ferait usage de sa bonne influence. Il avait la figure très rouge et il était évident qu’il respirait avec peine. Comme s’il avait lu dans ses pensées, il sortit un vaste mouchoir et s’épongea la figure. Sir Lewis Roxby, chevalier de l’Ordre guelfe du Hanovre, propriétaire terrien et magistrat, dont on disait à Londres qu’il était « un ami du Prince de Galles ». Que de chemin parcouru pour ce fils de fermier.

— Catherine attend toujours une lettre, Lewis.

Roxby hocha gravement la tête.

— C’est dur. Je sais ce que vous devez éprouver.

Ses yeux s’arrêtèrent sur son épaule brûlée par le soleil ; et cette façon qu’elle avait de se tenir la tête bien droite, par fierté ou peut-être par défi. Il avait entendu le récit de son embarquement à bord du vaisseau amiral de son beau-frère, à Falmouth. Par-dessus le bord, comme un mousse ravitailleur en poudre, elle avait soulevé l’enthousiasme des marins pris par la presse et dont le destin reposait entre les mains de Richard.

Quelle femme. Il songeait avec dégoût à la sœur de Nancy, Félicité. Elle, elle y aurait trouvé matière à persiflage. Dieu soit loué, elle ne venait guère ici, avec son imbécile de fils, et lorsqu’elle apparaissait, Roxby prenait grand soin d’aller voir ailleurs, pour ne pas risquer de perdre son calme.

— Ma chère, il sera rentré avant que vous ayez appris son retour – puis, donnant un coup de poing dans le dossier de son fauteuil : Crénom, il va bientôt écraser ces Yankees comme il a fait avec Baratte !

Nancy leva la main, geste qu’elle osait rarement avec son mari.

— Du calme, Lewis. Ne vous agitez pas ainsi.

Catherine surprit leur bref échange de regards. Ainsi donc, elle avait remarqué. C’était aussi bien ainsi.

Roxby fit la grimace.

— Je vais aller me chercher de quoi boire – il hocha la tête : Je ne sais pas. Vous autres, les femmes…

Il partit d’un pas lourd. Nancy appelait pour qu’on apporte du thé. Comme sa vie aurait été différente si on lui avait donné le temps de tomber amoureuse de l’ami de Richard, Martyn. Ils avaient été aspirants ensemble. Ici, elle jouissait du confort, elle était respectée, elle ne se réveillait pas toutes les nuits pour écouter le vent ou le fracas du ressac en bas de la falaise. Mais Nancy était fille d’officier de marine et sœur du marin le plus célèbre d’Angleterre. Peut-être aurait-elle préféré une autre existence, songeait Catherine.

Elle vit Nancy lever les yeux, toute surprise. Roxby revenait de la maison, un pli scellé à la main, l’air perplexe. Pendant ces quelques secondes, Catherine eut même le temps de remarquer qu’il en avait oublié d’aller chercher une boisson.

Nancy se leva.

— Qu’y a-t-il ?

— Je ne sais trop, ma chère. C’est arrivé chez vous, Catherine, par courrier spécial.

Catherine sentit son cœur battre à tout rompre. Comme une douleur. Puis elle lui dit :

— Laissez-moi regarder.

Elle prit l’enveloppe et remarqua au premier coup d’œil que les armes du sceau lui étaient vaguement familières. Mais l’écriture lui était inconnue.

Roxby s’était rapproché de sa femme et avait passé le bras sur ses épaules. La tension lui était perceptible, un sentiment d’hostilité. Un ennemi.

Catherine releva les yeux.

— C’est le père de Valentine Keen. Il a jugé que je devais être prévenue sans retard. Le fils de Val et de Zénoria est mort. Un accident. Il est mort étouffé.

Les mots sortaient de sa bouche en désordre, comme si elle ne comprenait pas ce qu’elle disait.

— Zénoria n’était pas chez eux lorsque c’est arrivé. Elle s’est évanouie. Le père de Val a écrit à son fils, il a informé l’Amirauté.

Elle se détourna, elle ne ressentait rien, n’entendait rien ; ses larmes étaient sur le point de couler, mais elles ne venaient pas. Combien de temps avait-il fallu ? Écrire les lettres, inhumer l’enfant, trouver un courrier. Elle faillit se mettre à crier. La fin. Pendant que la famille vivait son deuil, elle se détournait de cette jeune femme qui était arrivée chez eux. Était-ce si cruel ?

Elle entendit la voix de Ferguson. Il était donc venu. Elle tendit le bras pour s’agripper à lui, sans le voir.

Roxby lui demanda d’un ton bourru :

— Êtes-vous au courant de quelque chose ?

— Oui, monsieur.

Mais c’est Catherine qu’il regardait.

— L’un de nos palefreniers m’a dit qu’il avait vu Mrs Keen à Falmouth.

Roxby explosa.

— C’est impossible ! Nous sommes à des milles du Hampshire, mon vieux !

Mais Catherine dit tranquillement :

— Ainsi, ils l’ont laissée s’en aller. Ils l’ont laissée quitter la maison, après ce qui venait de lui arriver.

Elle lui tendit la lettre.

— Je pense que vous devriez la lire – elle posa la main sur son bras : En tant qu’ami très cher, et, plus tard peut-être, en tant que magistrat.

Roxby s’éclaircit la gorge en voyant quelques silhouettes derrière les arbres, de gens qui essayaient de savoir ce qui se passait.

— Vous, Brooks ! Partez à cheval, triple galop. Allez à Truro et ramenez-moi le capitaine Tregear et ses dragons : Dites-lui que c’est moi qui vous envoie !

— Non !

Catherine leur lâcha les mains.

— Je sais où elle est. Lorsque je suis arrivée à cheval, j’ai vu quelqu’un qui me regardait. Je ne savais pas alors qu’elle me disait au revoir…

Ferguson lui prit la main.

— Laissez-moi vous ramener à la maison, milady.

Il la suppliait presque, essayait de l’aider, comme Allday l’aurait fait.

Roxby cria :

— La voiture ! Allez me chercher mes gens !

Mais il était déjà trop tard. Ils laissèrent la voiture là où Catherine s’était arrêtée avec Tamara pour voir L’Indomptable s’éloigner, il y avait plusieurs semaines de cela.

C’était le long du sentier qui serpentait sur la falaise, laquelle s’était effondrée par endroits. Un sentier dangereux, même pour une fille de Cornouailles au pied sûr, dans l’obscurité. Mais il ne faisait pas nuit, et, en arrivant au dernier tronçon, Catherine aperçut cet endroit si familier qui ressemblait à une forme allongée, et connu sous le nom du Saut de Tristan.

Catherine restait là, figée. Sa robe et ses cheveux volaient doucement au léger souffle de la brise de mer. Elle ne voyait rien, si ce n’est la mer qui se soulevait et retombait, et la chaloupe, si minuscule, les avirons sortis comme les pattes d’une araignée d’eau pour éviter les rochers que le jusant allait bientôt découvrir au soleil.

Ils déhalaient un corps dans le courant, un aviron se mouvait de temps à autre pour maintenir l’embarcation dans l’axe. Elle s’entendit qui disait :

— Je vais descendre. Il faut que je descende.

Elle sentit quelqu’un lui saisir le poignet au moment où elle entamait la descente. Mais non, personne. Elle dit tout haut : « Richard, c’est toi. »

Lorsqu’elle atteignit la plage dénudée inondée de lumière, sa robe était déchirée, ses mains écorchées saignaient.

L’un des gardes-côtes s’interposa entre elle et le fardeau posé sur le sable.

— Non, milady. N’allez pas plus loin.

C’était Tom, celui qu’elle rencontrait si souvent, il lui faisait la conversation quand il la voyait sur ces mêmes falaises. Elle le regarda droit dans les yeux, il baissa les siens.

— Elle n’a plus de visage. Les rochers…

— Juste un instant… je vous en supplie !

Une autre voix cria :

— Je l’ai recouverte comme j’ai pu, Tom.

Le garde-côte la laissa passer, elle s’approcha du corps comme une aveugle. Elle s’agenouilla sur le sable dur et humide et prit la main tendue. Elle était si froide, si immobile. Même son alliance avait été déformée par les rochers.

Très doucement, Catherine souleva le cadavre, la tête que l’on avait pansée tomba sur son épaule ; elle semblait écouter.

Puis elle défit le col de la robe déchirée, là où, à bord du transport, le fouet avait laissé une cicatrice, avant que Val ne vienne la sauver. Lorsqu’elles faisaient leurs promenades sur la côte, Zénoria l’appelait la marque de Satan.

Elle entendit Roxby qui, tout essoufflé, arrivait au bout du sentier. Il posa les mains sur ses épaules, et les autres emmenèrent le corps un peu plus loin.

— Etait-ce bien elle ?

— Oui. Aucune erreur possible – elle poursuivit : Peut-être a-t-elle crié. J’aurais dû l’entendre, ou alors, j’ai cru que c’était un oiseau de mer.

Puis elle hocha la tête.

— Non, elle voulait mourir. Nous, qui étions ses plus proches, nous aurions dû l’aider. Mais ce n’est que le début des souffrances.

Ferguson lui demanda :

— Qu’allons-nous faire à présent, milady ?

— Nous allons faire ce qu’aurait fait Sir Richard. Nous allons la ramener près de la mer, à Zennor, là d’où elle vient. Peut-être son âme sera-t-elle en paix, là-bas. Dieu sait qu’elle ne l’aura guère connue ailleurs.

Ferguson savait qu’il n’oublierait jamais ces mots. Et il n’en avait aucune envie.

 

Sir Richard Bolitho s’avança lentement sur la terrasse dallée. La chaleur traversait la semelle de ses chaussures. L’air était étouffant et le soleil, immobile, brillait au-dessus de la colline du Moine. Il semblait décourager de bouger jusqu’aux petits bateaux dans la vaste rade de Port-aux-Anglais. Il y avait d’autres maisons, occupées pour la plupart par des officiers supérieurs et des responsables de l’arsenal. Des maisons qui se détachaient, formes blanches et sévères sur fond de verdure. Tout comme cette demeure dans laquelle il était entré, sept années auparavant, et où il avait retrouvé Catherine. Sept années. Cela semblait impossible. Tant de choses étaient survenues depuis. Des amis tués ; de beaux vaisseaux coulés ou réduits à l’état d’épaves aux quatre coins du monde, sur tous les océans.

Il s’approcha de la balustrade en pierre et l’effleura du bout des doigts. Elle était aussi brûlante qu’une volée de canon. Exactement comme lorsqu’elle était venue là observer son vaisseau qui entrait péniblement au port, l’Hypérion. Le nom de ce vieux bâtiment ne lui disait pas grand-chose, elle n’était absolument pas préparée au choc qui l’attendait lorsqu’elle avait entendu son mari lui dire que l’Hypérion était un vaisseau amiral. Mon vaisseau amiral.

Il mit une main sur son œil gauche pour observer les navires à l’ancre, une partie de son escadre. Les bâtiments tiraient nerveusement sur leurs câbles dans cet air sans un souffle.

Derrière le gros Indomptable, trois frégates, La Fringante, la Vertu et Le Chevaleresque, se reflétaient sans une ride sur les eaux calmes. Pavillons et flammes de guerre remuaient à peine. Leur grosse frégate, la Walkyrie, commandée désormais par le capitaine de vaisseau Peter Dawes, se trouvait à Halifax, de conserve avec deux sixième rang. Ces trois bâtiments, ainsi que trois bricks, constituaient l’escadre Sous-le-Vent. Il n’en manquait plus qu’un, et il devait arriver bientôt, l’Anémone d’Adam, tout juste sortie de carénage et armée presque entièrement par des gens qu’il ne connaissait pas. Au total, cela ferait une force agile et utile. Les visages de tous ceux qui avaient disparu lors de son dernier combat contre Baratte devaient manquer à Adam, mais la nécessité où il serait d’entraîner les nouveaux embarqués et son bâtiment lui éviterait de broyer trop d’idées noires. Adam chérissait son Anémone plus que tout autre vaisseau : il ne la laisserait pas en paix tant qu’elle ne répondrait pas à sa main comme le véritable pur-sang qu’elle était.

Bolitho enleva sa main et fut surpris de constater qu’il n’éprouvait ni douleur ni picotement. L’atmosphère était plus limpide, peut-être les moments qu’il avait passés à terre avec Catherine lui avaient-ils fait du bien. Il examina encore une fois ses vaisseaux, tous aussi forts et fragiles que l’était celui qui les commandait.

Bolitho était passé tant de fois dans ce petit mais puissant avant-poste des Caraïbes, pour se dresser contre les rebelles américains, les Hollandais, les Espagnols, et enfin le vieil ennemi, la France. Et désormais, la toute jeune marine américaine s’érigeait une fois encore en menace. Il n’y avait pas encore eu de déclaration de guerre, ni même le moindre indice, du côté des deux gouvernements, qui puisse permettre de songer que le danger menaçait à l’horizon.

Bolitho regardait quelques embarcations qui faisaient des allées et venues entre les bâtiments de guerre à l’ancre. Sans cela, rien ne bougeait. Dans un mois environ, tout cela allait changer, avec le début de la saison des ouragans. C’est à cette époque de l’année qu’il était venu la dernière fois, lorsqu’il avait retrouvé Catherine.

Il songeait à ses lettres, qui étaient arrivées il y avait seulement deux jours dans un sac scellé. Elles étaient d’abord passées par Gibraltar, à la suite d’imprévus. Il sourit, il entendait sa voix sous chaque mot écrit, il les savourait. Fait étrange, et contrairement à ces lettres, les dépêches déplaisantes et comminatoires du haut commandement semblaient ne jamais connaître ce genre de vicissitudes, et le trouvaient sans difficulté apparente.

Il avait relu toutes ses lettres par deux fois, et il les relirait plus tard, tant que le vaisseau était au repos.

Un soir, alors qu’il était assis à sa table – le vaisseau était plongé dans l’obscurité et les fanaux brillaient sur l’eau comme autant de feux follets –, il avait entendu le murmure d’une voix, quelqu’un lisait une lettre, tout près. Il comprenait maintenant de quoi il s’agissait : son aide de camp, George Avery, lisait une lettre qu’Allday avait reçue du pays.

Une chose sans importance, peut-être improbable, mais Bolitho en avait été ému. L’officier qui, tout comme Tyacke, ne recevait jamais de courrier ; et celui qui en recevait, mais ne savait pas le lire. Un autre lien encore entre Les Heureux Élus.

Catherine écrivait ses lettres avec grand soin et y mettait tout son amour. Leur contact était si important pour lui, vital même, et il comprenait exactement ce qu’il avait besoin de savoir. Des détails apparemment anecdotiques sur la vie de la maison, le temps qu’il faisait, ses roses, tous ces gens qui vivaient dans cette autre existence qu’il lui fallait mettre de côté, comme de tout temps, et comme l’avaient fait tous les Bolitho avant lui.

Elle lui parlait de ses promenades sur la falaise, des potins que l’on racontait en ville, du plaisir évident que trouvait Roxby dans son récent anoblissement, de sa jument Tamara. Mais elle n’évoquait jamais la guerre.

Sauf une fois. Elle avait fait allusion au départ de L’Indomptable, à la façon dont elle était restée à attendre avec Tamara pour voir le puissant vaisseau envoyer sa toile et mettre le cap sur la Manche.

 

« C’était un spectacle tellement superbe, Richard chéri. Mais c’est moi qui étais la plus fière. Je n’ai pas pleuré, je ne pouvais pas, je ne voulais pas laisser les larmes me gâcher ce moment précieux. C’était mon homme qui partait. Un amiral d’Angleterre, ce roc dont tant de gens dépendent et depuis si longtemps. Rien qu’un homme, comme tu te décrivais toi-même un jour. Cela te ressemble tant, mon chéri, mais ce n’est pas vrai. Tu les conduis, ils te suivent, et il en sera ainsi jusqu’au dernier coup de canon de cette horrible guerre. La nuit dernière, tu es venu me voir une fois encore, Richard. Je t’ai laissé me toucher avant que tu repartes…»

 

Et il y en avait bien d’autres ; ses mots lui apportaient une bouleversante sensation de soulagement et de réconfort, qui plaçait tous ses autres soucis sur un plan secondaire.

Était-ce pour cette raison qu’il s’était tenu à l’écart de cette belle demeure, jusqu’à ce que ses lettres soient arrivées pour le soutenir ? Suis-je si peu sûr de moi, même si notre amour a survécu aux épreuves les plus cruelles ?

Il s’avança vers la porte la plus proche et s’arrêta dans les rayons que jetait un soleil poudroyant. Bien que l’on ait recouvert les meubles de housses et retiré les chandeliers et la cristallerie de prix, il reconnaissait les lieux. Il se rappelait lorsqu’il avait trébuché, à demi aveuglé par les reflets des lumières, et qu’elle avait tendu la main pour le retenir. Il ne savait pas que Catherine était là, ce qu’elle avait enduré en apprenant qu’il arrivait, les émotions et les souvenirs de leur aventure encore trop puissants pour ne pas se réveiller.

Il y eut un éclair écarlate à l’autre bout de la terrasse, un fusilier qui passait devant les fenêtres. Il faisait partie des quelques hommes postés là pour surveiller la demeure déserte, et pour s’assurer que rien ne manquerait à l’arrivée du prochain occupant venu d’Angleterre. De même que Somervell avait été dépêché ici pour y prendre résidence. Un homme qui bénéficiait de la confiance du roi, un homme respecté à cause de sa femme ravissante, et peut-être pour autre chose, chez ceux qui le connaissaient vraiment.

Il pénétra dans la salle de réception, impressionnante, et, un peu plus loin, vit le grand escalier où il l’avait trouvée, cette nuit-là ; les rideaux volaient à travers les pièces comme des voiles déchirées par le vent qui forcissait. Elle dissimulait un pistolet dans le creux de sa hanche. Il n’oublierait jamais ce regard, ces beaux yeux sombres lorsqu’elle avait reconnu celui qui venait la déranger.

Elle lui écrivait qu’elle allait perdre Sophie, sa femme de chambre, car cette dernière devait épouser le fils d’un riche fermier demeurant près de Fallowfield. Il se demanda si Allday était encore sous le coup de sa séparation d’avec Unis. L’amour, un amour durable, était une chose si nouvelle pour lui, et parfaitement inattendue.

Il sortit en pleine lumière, heureux d’avoir revu cet endroit. Peut-être pourrait-il lui en parler, en prenant garde à ne pas la blesser. Il esquissa un sourire ; elle aurait bien sûr deviné qu’il était venu en pèlerinage dans ces lieux.

Il descendit l’escalier aux pierres usées et s’arrêta pour regarder la demeure. Les volets des fenêtres étaient fermés. Aveugles. Et pourtant, curieusement, il avait l’impression que la maison l’observait.

Allday était assis sur un bollard au bord de l’eau, le chapeau enfoncé sur les yeux. Il se leva d’un bond et fit signe au grand canot vert qui attendait à l’ombre d’une vieille coque utilisée comme magasin. Bolitho se demanda si le nouvel armement du canot connaissait sa chance de l’avoir pour le surveiller. D’autres maîtres d’hôtel, jeunes ou pas, les auraient laissés rôtir en pleine chaleur jusqu’à ce que l’on ait besoin de leurs services. Mais ce solide marin au pas traînant avait toujours l’œil à tout. Jusqu’à ce que quelqu’un lui cherche noise. Et alors, le ciel vous tombait sur la tête.

Allday regarda d’un œil critique le canot qui s’approchait. Un second maître d’hôtel avait été désigné pour l’aider, essentiellement pour veiller à la propreté et à l’entretien général. Il serait d’un précieux secours pour Allday, si souvent gêné par son ancienne blessure à la poitrine. A voir l’expression d’Allday, l’homme en question avait encore des progrès à faire.

— Que de souvenirs ici, mon vieux.

Allday répondit, avec le plus grand sérieux :

— C’est bien vrai, amiral, un sacré paquet.

Bolitho lui dit sans réfléchir :

— Je sais que vous pensez… au pays. Mais je dois vous le dire, Lady Catherine est ravie que vous soyez avec moi. Et moi de même.

C’était comme si un nuage se dissipait. Allday sourit largement, on aurait cru que ses pensées moroses s’échappaient.

— Bon, mais on aurait juste besoin que le commandant y’soye avec nous, et on pourrait faire n’importe quoi…

Ses yeux se durcirent quand il vit que le canot avait rentré les avirons trop rapidement pour donner contre les défenses avec un bruit abominable. Pas plus ennuyé que ça, Protherœ, le jeune troisième lieutenant, sauta à terre et se découvrit avec un grand sourire.

— A vos ordres, sir Richard.

Bolitho entendit par-dessus son épaule Allday qui morigénait son maître d’hôtel adjoint.

— J’veux pas l’savoir, tu vois ? Même si c’est un foutu officier qu’est là, c’est toi qu’es responsable. On traite pas le canot comme une vulgaire barcasse.

Protherœ en perdit de son assurance et deux taches de rougeur lui vinrent aux joues. Il avait tout entendu, Allday l’avait fait exprès.

Bolitho s’installa dans la chambre et attendit que le canot pousse du ponton. Il jeta un coup d’œil à Protherœ et lui dit tranquillement :

— Si cela peut vous consoler, je me suis rempaillé un jour le canot de mon amiral alors que j’étais aspirant.

— Oh ?-il avait l’air soulagé : Oh !

Après le tintamarre et les trilles des sifflets qui l’avaient accueilli à bord, Bolitho prit Allday à part.

— Le commandant Tyacke et moi-même sommes conviés à souper par le carré. C’est peut-être la dernière fois que nous en avons l’occasion.

— J’savions bien, amiral.

Bolitho réprima un sourire. Comme beaucoup de gens, Allday pensait sans doute qu’il était absurde pour un amiral et pour le commandant d’attendre qu’on les invite avant de pénétrer au carré. Son père lui avait appris que c’était une tradition, quelque chose de mythique dans la marine. Mais tout cela n’avait plus cours, lorsque l’on démontait les portières, lorsque l’on dégageait entièrement le pont de l’étrave à l’arrière. Dans le fracas du combat, on oubliait toutes ces façons.

— Lorsque nous aurons terminé, et si vous en avez envie, venez donc nous rejoindre avec le commandant, on s’en jettera un, comme vous dites.

Allday lui sourit en songeant au nouveau maître d’hôtel du commandant, Eli Fairbrother. Le jour qu’on l’invitera à se boire un godet, çui-là, on en causera.

Bolitho aperçut Scarlett, le second, qui attendait non loin.

— Monsieur Scarlett, que puis-je faire pour vous ?

Scarlett en sursauta presque.

— Ce soir, sir Richard, je…

— Nous n’avons pas oublié. Et je souhaite que nous recevions tous les commandants qui pourront être là dès que l’Anémone sera arrivée. Il est toujours souhaitable de connaître ceux qui commandent les vaisseaux sur lesquels vous devrez vous reposer.

Scarlett sortit de ses pensées troublées.

— On a aperçu une voile vers midi, sir Richard.

Une fois de plus, Bolitho revoyait l’approche de l’Hypérion qui avançait à une allure d’escargot, comme Catherine le lui avait raconté si souvent. Aujourd’hui, il y avait encore moins de vent.

Scarlett leva les yeux vers la flamme immobile.

— Les guetteurs de l’armée sur la colline du Moine nous ont fait dire qu’ils pourraient s’agir de la goélette Kelpie. Apparemment, elle est attendue.

Il comprit que Bolitho attendait la suite.

— Une goélette courrier, sir Richard, elle arrive des Bermudes.

Bolitho crut voir un voile de tristesse, une expression étrange sur son visage.

— Et avant cela, elle venait d’Angleterre.

Bolitho se détourna. Peut-être une nouvelle lettre de Catherine ? Peut-être de nouveaux ordres de l’Amirauté ?

Bethune pouvait avoir changé d’avis, ou on lui avait donné l’ordre de le faire. Il avait bien remarqué ses doutes. L’affaire était dangereuse, elle était délicate. On pouvait, soit provoquer les Américains pour les pousser à la guerre, soit les dissuader d’entrer en conflit ouvert. Mais rien ne serait fait si l’on se contentait d’attendre en faisait semblant d’engager une confrontation qui finirait par se déclencher toute seule.

— Attendons de voir.

L’amiral regagna l’arrière et sa chambre, Scarlett le regardait toujours.

 

Le lieutenant de vaisseau George Avery salua le fusilier de faction et attendit qu’Ozzard lui ouvre la portière.

La grand-chambre n’était éclairée que par deux fanaux, et, derrière les hautes fenêtres de poupe, il apercevait quelques lumières éparses sur la côte, ainsi que la lune qui reflétait ses couleurs argentées sur la mer doucement agitée.

Il vit l’amiral, assis sur son banc, Ozzard avait sur le bras sa vareuse richement galonnée d’or. Il dégustait un grand verre de vin du Rhin.

— Asseyez-vous, lui dit Bolitho.

Allday allait se lever, mais se ravisa en voyant Avery lui faire signe de ne pas bouger. Puis Avery dit à Bolitho :

— Faisons comme du temps de Freetown, sir Richard. Il n’y a plus d’officiers ici, uniquement des hommes.

Bolitho sourit. Avery se montrait plus bavard qu’à l’accoutumée. Mais le souper au carré avait été copieusement arrosé, la nourriture était abondante, et, avec cette température, cet air immobile entre les ponts, c’était miracle que personne ne se soit effondré.

Après les premières civilités un peu timides entre ces officiers, jeunes pour la plupart, et leur amiral, ainsi qu’avec leur extraordinaire commandant, les choses avaient trouvé leur cours normal. Contrairement au menu habituel, de la viande salée en tonneau qui devenait dure comme du chien dès que les cuisiniers s’en mêlaient, il y avait eu une agréable surprise, un excellent porc rôti tout frais, et en abondance. Le commandant du port possédait ses propres cochons dans l’île, et il leur avait offert de la viande qui venait de ses celliers.

En dehors des quatre officiers de marine et des deux fusiliers, le carré accueillait les spécialistes du vaisseau. Isaac York, le maître pilote, paraissait ne jamais être à court d’histoires sur tous les ports qu’il avait fréquentés depuis qu’il avait pris la mer, à l’âge de huit ans. C’était la première fois que Bolitho voyait vraiment le chirurgien du bord, Philip Beauclerk, jeune pour les fonctions qu’il occupait, avec les yeux les plus clairs que Bolitho eût jamais vus. Presque transparents, comme du verre poli. C’était un homme cultivé, qui s’exprimait avec calme, bien loin des chirurgiens rustres et expéditifs, les « bouchers » comme on les appelait ; des hommes comme George Minchin qui avait servi dans le temps à bord de l’Hypérion, et qui se trouvait là lorsque le vaisseau avait perdu son dernier combat. Des yeux fous, un personnage grossier, et souvent à moitié ivre de rhum ; il avait pourtant sauvé bien des vies ce jour-là. Et il n’avait quitté le navire qu’après qu’on eut évacué le dernier blessé, ou, du moins, le dernier de ceux que l’on pouvait espérer sauver.

Minchin devait se trouver à Halifax, à bord de la grosse frégate Walkyrie. C’est là que Bolitho l’avait vu pour la dernière fois.

Au cours du repas, avec sa succession interminable de boissons et de toasts, Bolitho avait plusieurs fois surpris le regard de Beauclerk. Il ne pouvait connaître l’état de son œil, c’était impossible. Ou alors ? Il n’y a pas de métier plus secret que le milieu médical. Mais Beauclerk avait parlé avec beaucoup d’intelligence et d’intérêt de ce qui les attendait probablement, et il essayait sans doute de deviner ce que serait son propre rôle. On l’imaginait difficilement se conduire comme Minchin dans cette furie, dans l’enfer sanguinolent de l’entrepont, les bailles pleines des membres et des débris arrachés à ceux qui étaient tombés au combat.

Trois aspirants avaient également été conviés et l’un d’entre eux, l’aspirant David Cleugh, avait été prié de porter un toast à la santé du roi. Puis il avait entonné un air de sa voix flûtée. Le capitaine des fusiliers lui avait alors intimé l’ordre de vider un plein verre de cognac. Car, simple coïncidence, c’était également le jour de son douzième anniversaire.

James Viney, le commis, avait été le plus calme d’entre tous. Il ne parvenait pas à détacher ses yeux du commandant assis en face de lui. On dirait un lapin hypnotisé, pensa Bolitho. Tyacke n’était pas venu à l’arrière boire un dernier verre, il s’était retiré au moment où l’on débarrassait la table avant de sortir les cartes et les dés. Il eût été impoli que quelqu’un s’en aille avant les officiers les plus anciens.

Tyacke, son visage défiguré noyé dans la pénombre, s’était contenté de dire :

— Je vais aller examiner un livre ou deux avant de me coucher.

Bolitho revoyait encore à quel point le commis avait paru nerveux. Les livres n’y étaient sans doute pas étrangers.

Bolitho avait tendu la main, il avait noté une certaine surprise dans ces yeux bleus qui lui rappelaient tant ceux de Thomas Herrick.

— Merci, James.

— Pourquoi, amiral ?

Il lui avait cependant serré fermement la main.

— Vous le savez bien, lui avait répondu tranquillement Bolitho. Et je sais aussi ce que cette soirée vous coûte. Mais, croyez-moi, vous ne le regretterez pas. Ni moi non plus.

Ozzard apporta un nouveau verre de vin blanc et posa un verre de rhum à portée d’Allday : sa manière tranquille, détachée, de montrer qu’il n’était pas son domestique.

Ils étaient assis là, écoutant les bruits intimes du bord et le pas d’un veilleur au-dessus de leurs têtes.

Avery dit soudain :

— Les feuilles vont bientôt tomber en Angleterre – il hocha la tête avec une grimace : Dieu, je paierais cher pour boire ce vin demain matin !

Bolitho effleura le médaillon sous sa chemise et surprit le regard d’Avery à la lumière du fanal. Peut-être le voyaient-ils chacun à sa manière. Mais peu étaient ceux qui auraient pu imaginer comment il pouvait être lorsque Catherine et lui étaient ensemble.

Scarlett avait également invité Yovell, mais ce dernier avait décliné l’invitation. Il avait passé la soirée dans le petit réduit qui lui servait de bureau.

Allday lui avait assuré que Yovell était très content de rester seul. Il avait ajouté d’un ton un peu amusé : « Il lit la Bible tous les soirs. Il a beaucoup de choses à y prendre ! »

Ils entendirent des grincements d’avirons à travers la claire-voie et les fenêtres de poupe qui étaient ouvertes. L’air était si calme que tous les sons portaient.

Puis le cri : « Ohé du bateau ! »

Avery s’étonna :

— Qui est dehors à une heure pareille ?

Il se leva.

— Je vais aller voir, amiral.

Soudain, il sourit ; il semblait jeune et détendu, comme il avait dû être à une époque.

— Il est possible qu’il n’y ait plus un seul officier en état !

Le bruit des avirons se rapprochait, et la réponse vint :

— Officier de garde !

Bolitho se frotta les yeux. Il était fatigué, mais des moments avec des amis comme ceux-ci étaient précieux.

Il songeait à Scarlett, inquiet, peu sûr de lui pendant le repas. Était-ce si important pour lui ? C’était un bon officier, et, en le voyant vaquer à ses devoirs, Bolitho aurait cru qu’il avait pleine et entière confiance en lui, peut-être uniquement et un peu trop concentré sur sa prochaine promotion. Il avait cependant remarqué qu’Avery et lui ne s’étaient pas adressé la parole.

Avery revint, un pli cacheté à la main.

— Vous n’allez pas le croire, amiral, la goélette courrier, le Kelpie, a fini par rentrer au port par ce noir d’encre. Le canot de rade est resté là, pour le cas où.

Il lui tendit l’enveloppe.

— Le Kelpie a croisé l’Anémone. Elle attend les premières lueurs pour rentrer.

— Voilà qui est judicieux, nota Bolitho, avec ce port rempli de bateaux et Adam qui n’a qu’un équipage mal entraîné.

Allday le regardait, perplexe.

— C’est Lady Catherine, lui dit Bolitho.

Il avait l’impression qu’une main glacée l’avait saisi et il ne pouvait s’en débarrasser. Il avait immédiatement reconnu son écriture, ainsi que le sceau de l’Amirauté sur l’enveloppe. Courrier prioritaire. Pour une lettre privée ?

Avery se leva.

— Nous allons vous laisser, amiral.

— Non !

Sa vivacité le surprit lui-même. Mais qu’est-ce que j’ai donc ?

— Ozzard, je vous prie, remplissez nos verres.

Ozzard était lui aussi immobile, il écoutait et regardait.

— Si vous voulez bien m’excuser.

Bolitho ouvrit l’enveloppe et déplia la lettre.

Il se sentait soudain tout seul, seul avec uniquement cette lettre, ses mots à elle venaient à lui.

 

« Richard chéri,

« Je donnerais n’importe quoi pour ne pas devoir t’écrire cette lettre, pour ne pas te donner des nouvelles qui vont t’attrister autant que moi.

« Je dois t’annoncer que le petit garçon de Val est mort. C’est un accident, il s’est étouffé dans son lit avant que personne ait pu lui porter secours. »

 

Son œil le picotait et il n’arrivait pas à s’en cacher.

Il entendit Allday lui demander d’une voix grave :

— Que se passe-t-il, amiral ?

Mais il secoua la tête et poursuivit sa lecture.

Les autres le virent replier la lettre puis la porter à ses lèvres. C’est alors qu’il prit conscience de leur présence. Il avait l’impression d’être resté absent très longtemps.

Ozzard lui tendit un verre de cognac et se pencha, inquiet.

— Juste une gorgée, amiral.

— Merci.

Il arrivait à peine à y toucher. Lorsqu’il était enfant, avant d’entrer dans la marine, il allait souvent se promener sur ce sentier avec sa mère. Jusqu’au Saut de Tristan. L’endroit était effrayant, même en plein jour, rempli de légendes et de superstitions. Il sentit de nouveau cette main glacée lui serrer le cœur. Il l’imaginait qui tombait, très lentement, et ses longs cheveux flottant comme des vagues lorsqu’elle était remontée à la surface, son corps frêle brisé sur ces terribles rochers. Il demanda, mais c’est à peine s’il entendait le son de sa voix :

— Vous disiez qu’ils ont aperçu l’Anémone ?

— Oui, amiral, répondit Avery d’une voix défaite. Elle se trouve à cinq milles dans le sud-ouest.

Bolitho se leva, s’approcha des deux sabres accrochés sur leurs supports. Adam, se disait-il, Adam, Adam…

Comment le lui annoncer ? Et Val, si fier de son premier fils, qui devait porter un jour l’uniforme du roi ?

Il caressa le vieux sabre de sa famille. Quelles étaient les intentions du destin ?

Il reprit :

— Pas un mot.

Il se retourna, les regardant chacun à tour de rôle. Cette petite silhouette courbée près de la porte de l’office ; Avery, qui s’était relevé, l’œil hagard. Et enfin, Allday.

— Je dois vous apprendre que le fils du contre-amiral Keen est mort.

Il essayait de ne pas penser à Catherine, sur la plage, avec le cadavre de cette jeune femme dans ses bras.

— Peu de temps après…

Inutile de dire à ces gens pleins de cœur que sa famille n’avait rien dit ni fait avant d’avoir retrouvé le père de Keen, qui se trouvait à Londres.

— La jeune fille au mariage de laquelle nous avons assisté à Zennor s’est suicidée.

Allday ouvrait et refermait les poings. Bolitho poursuivit :

— Au Saut de Tristan.

— L’amiral Keen va être désolé, amiral, dit Avery.

Bolitho se tourna vers lui, il avait retrouvé son calme, il savait désormais ce qu’il avait à faire.

— Rendez-moi un service. Assurez-vous que l’on porte une consigne au journal des signaux, à l’attention des hommes de quart. Dès que l’Anémone sera à la vue, je désire que l’on hisse « Le commandant à bord ». Puis « Immédiatement » lorsqu’elle aura jeté l’ancre.

Allday dit rudement :

— Je pourrais prendre le canot et aller le chercher, amiral.

— Non, mon vieux. C’est une affaire personnelle, tant que nous réussissons à garder le secret.

Puis à Avery :

— Faites, je vous prie. Nous nous reverrons demain – il se tut. Et merci.

Allday s’apprêtait à le suivre, mais Bolitho lui dit :

— Restez.

Allday alla se rasseoir lourdement. Ils étaient seuls, on entendait Ozzard qui s’activait dans son office.

— Vous étiez au courant… le sentiment qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre.

Allday poussa un soupir.

— Je les ai vus ensemble.

— Ce n’était pas volontaire, si c’est ce que vous voulez dire ?

Allday le regarda intensément. Il connaissait si bien cet homme, mais il ne trouvait pas les mots qui auraient pu le soulager.

— Pas exactement comme on dirions, amiral. Mais l’amour est une chose nouvelle pour moi, et j’ai entendu dire que ça peut être une vraie bénédiction, comme que ça peut devenir une torture.

— Et vous étiez au courant de tout ?

— J’dirais plutôt que je l’sentais.

— Personne ne doit se douter de rien. Le commandant… Adam compte tellement pour moi.

— Je l’savions, amiral. C’te pauv’fille, elle a dû tomber dans un autre monde – il haussa les épaules : Ils allaient si bien ensemble, c’est mon avis.

Bolitho s’approcha et s’arrêta pour lui mettre la main sur son épaule massive.

— Une torture, vous disiez ?

Il songeait aux mots de Catherine, à ce cri venu du fond du cœur. La marque de Satan. Il ajouta doucement :

— Désormais, il faut les laisser en paix.

Il était toujours assis devant les fenêtres de poupe grandes ouvertes lorsque les pâles rayons du soleil naissant effleurèrent Port-aux-Anglais.

En Cornouailles, le cours du temps avait dû embrouiller les souvenirs chez la plupart des gens. Dans quelques villages perdus, il y en aurait encore pour donner crédit aux vieilles croyances, aux vieux préceptes et aux anciens châtiments qui attendaient ceux qui les violaient.

Mais ce matin-là, une paix précaire régnait encore. Au-dessus de sa tête, sur la dunette, il savait qu’Avery n’avait pas fermé l’œil lui non plus, et qu’il guettait l’arrivée de l’Anémone qui gagnait lentement le mouillage. Pour lui, tout cela resterait une énigme, un mystère qu’il n’avait pas le privilège de partager, mais il devait pressentir que la réponse se trouvait dans ces pavillons qui flottaient à peine dans la brise.

Le commandant à bord. Immédiatement.

 

Au nom de la liberté
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Kent,Alexander-[Bolitho-21]Au nom de la liberte(1995).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html